AUTRE NOUVEAU RESTAURANT

 

 

Pendant une courte période, je parviens à demeurer sociable, de bonne humeur et, la première semaine de novembre, j’accepte l’invitation à dîner d’Evelyn dans un nouveau restaurant de nouvelle cuisine chinoise, hyperchic, lequel propose aussi, assez curieusement, de la cuisine créole. Nous avons une bonne table (j’ai réservé au nom de Wintergreen — le plus modeste des triomphes) et je me sens très maître de moi, très calme, malgré Evelyn qui, assise en face, me tanne avec une histoire d’énorme œuf Fabergé qu’elle aurait vu rouler tout seul tout autour du hall du Pierre, ou un truc de ce genre. La semaine dernière, c’était la soirée de Halloween du bureau, au Royalton, soirée à laquelle je suis allé déguisé en tueur maniaque, avec même une pancarte accrochée dans le dos, sur laquelle on lisait MANIAQUE (et qui était décidément plus légère à porter que le déguisement d’homme-sandwich que j’avais préparé plus tôt dans la journée, et sur lequel on pouvait lire LE TUEUR À LA PERCEUSE), inscription sous laquelle j’avais ajouté Eh oui, c’est bien moi en lettres de sang, le costume lui-même étant souillé de sang, en partie artificiel, mais surtout vrai. D’une main je serrais une poignée de cheveux appartenant à Victoria Bell et, à côté de ma boutonnière (une petite rose blanche), j’avais épinglé une phalange que j’avais fait bouillir pour bien nettoyer l’os. Si sophistiqué mon déguisement eût-il été, c’est Craig McDermott qui a gagné le premier prix. Il était arrivé costumé en Ivan Boesky, ce que j’ai trouvé déloyal, car beaucoup d’entre nous se souvenaient que j’étais apparu en Michael Milken, l’année précédente. Ce matin, le thème du Patty Winters Show était : ‘‘L’I.V.G. en Kit : Avortez à Domicile’’.

Les cinq premières minutes se passent merveilleusement. Puis arrive la boisson que j’ai commandée. D’un geste instinctif, je tends la main pour m’en saisir. Je commence à me sentir tendu, inquiet, à chaque fois qu’Evelyn ouvre la bouche. Je remarque que Saul Steinberg dîne là aussi, mais décide de ne pas le lui dire,

— On porte un toast ? fais-je.

— Ah bon ? Un toast à quoi ? murmure-t-elle avec indifférence, se tordant le cou pour inspecter la salle faiblement éclairée, très nue et très blanche.

— À la liberté ? fais-je d’une voix lasse.

Mais elle n’écoute pas, car une espèce d’Anglais, costume de laine pied-de-coq à trois boutons, gilet écossais, chemise en oxford à col ouvert, chaussures de daim et cravate de soie (Garrick Anderson), qu’Evelyn avait un jour, après une dispute au Bar, qualifié de « somptueux », tandis que je le traitais d’« avorton », se dirige vers notre table et se met à flirter ouvertement avec elle, et bien que je sois furieux à l’idée qu’elle puisse penser que je suis jaloux de ce type, c’est moi qui souris quand il lui demande si elle travaille toujours dans cette « galerie d’art de la Première Avenue », tandis qu’Evelyn, visiblement secouée, le visage défait, répond que non, lui faisant remarquer son erreur, après quoi ils échangent encore quelques paroles gênées, puis il file. Elle renifle, ouvre le menu, et enchaîne immédiatement sur autre chose, évitant mon regard.

— Qu’est-ce que c’est, tous ces T-shirts qu’on voit partout ? demande-t-elle. Il n’y a que ça, en ville. Tu vois ce que je veux dire ? La Silkience, c’est la Mort. Les gens ont des problèmes d’après-shampooing, ou quoi ? Il y a quelque chose que je ne sais pas ? De quoi s’agit-il ?

— Non, ça n’est pas cela du tout. C’est : la Science, c’est la Mort. Je soupire, ferme les yeux. « Mon Dieu, Evelyn, il n’y a que toi pour confondre la science avec un produit pour les cheveux », dis-je, conscient de raconter n’importe quoi, puis je fais un signe de tête à quelqu’un au bar, un homme plus âgé, au visage noyé d’ombre, un type que je ne connais que de vue, mais il lève sa coupe de Champagne et me sourit en retour, ce qui me procure un vif soulagement.

— Qui est-ce ? entends-je Evelyn demander.

— Un ami à moi.

— Je ne le reconnais pas. De chez P&P ?

— Laisse tomber, dis-je dans un soupir.

— Mais qui est-ce, Patrick ? insiste-t-elle, plus intriguée en fait par ma répugnance à répondre que par l’identité du type.

— Pourquoi ?

— Qui est-ce ? Dis-le-moi.

— Un ami à moi, fais-je, grinçant des dents.

— Mais qui, Patrick ? Il n’était pas à mon réveillon de Noël ? ajoute-t-elle, plissant les paupières.

— Non, il n’était pas à ton réveillon, dis-je, pianotant sur la table.

— Ce n’est pas Michael J. Fox ? fait-elle, les yeux toujours plissés. Le comédien ?

— M’étonnerait, dis-je, avant d’ajouter, n’en pouvant plus : Oh, pour l’amour de Dieu, il s’appelle George Levanter et, non, il n’a pas joué dans The Secret of My Success.

— Très intéressant, dit Evelyn, de nouveau absorbée dans la lecture du menu. Bien, de quoi parlions-nous, déjà ?

— Des après-shampooings ? fais-je, essayant de me souvenir. Ou quelque chose de ce genre ? Je ne sais pas. Tu étais en train de parler avec l’avorton.

— Ian n’est pas un avorton, Patrick.

— Il est tout de même singulièrement petit, Evelyn. Es-tu certaine qu’il n’était pas à ton réveillon, lui ? Il ne servait pas les amuse-gueule ? fais-je à mi-voix.

— Tu n’as pas à parler de Ian comme d’un nain, déclare-t-elle, lissant sa serviette sur ses genoux. Et je n’ai pas l’intention de supporter cela, ajoute-t-elle d’une voix basse, sifflante, sans me regarder.

Je ne peux réprimer un léger hennissement. 

— Ça n’est pas drôle, Patrick, dit-elle.

— C’est toi qui rends toute conversation impossible.

— Tu croyais que je trouverais ça flatteur ? crache-t-elle, agressive.

— Écoute, ma chérie, je fais en sorte que cette rencontre apparaisse aussi normale que possible, alors ne, euh... ne fous pas tout en l’air toute seule, tu vois ?

— Tais-toi, c’est tout, dit-elle sans me regarder. Oh, regarde, c’est Robert Farrell. Elle lui fait un signe de la main, puis me le désigne du doigt. Aucun doute, Bob Farrell, celui que tout le monde aime bien, est assis à une table près d’une fenêtre, du côté nord de la salle, ce qui me rend fou de rage, en secret. « Il est très séduisant », me dit Evelyn, admirative, sur le ton de la confidence, et cela parce qu’elle a vu que je matais la créature de vingt ans qui l’accompagne. « J’espère que tu n’es pas jaloux », ajoute-t-elle, espiègle, pour s’assurer que j’ai bien enregistré le message.

— Il est beau, dois-je avouer. Il a l’air con, mais il est beau.

— Ne sois pas méchant. Il est très beau. Pourquoi ne te coiffes-tu pas comme lui ?

Jusqu’alors, je n’étais guère qu’un automate, ne prêtant qu’une vague attention à ce que disait Evelyn, mais soudain la panique me saisit. « Qu’est-ce qui ne va pas, avec mes cheveux ? » fais-je. Je sens la rage décupler en moi, en l’espace d’une seconde. « Mais bon Dieu, qu’est-ce qui ne va pas avec mes cheveux ? » fais-je de nouveau, y portant la main.

— Rien, dit-elle, remarquant à quel point je suis soudain bouleversé. Ça n’était qu’une suggestion. Puis, s’apercevant que j’ai le sang au visage : « Tes cheveux sont vraiment... vraiment superbes. » Elle tente de sourire, mais ne parvient qu’à prendre un air inquiet.

Une gorgée — un demi-verre — de J&B me calme relativement. « En fait, je trouve sa bedaine terrifiante », dis-je, sans quitter Farrell des yeux.

Elle le regarde attentivement. « Mais il n’a pas de bedaine. »

— Et ça, ce n’est pas de la bedaine ? Regarde-moi ça.

— C’est à cause de la manière dont il est assis, dit-elle, exaspérée. Oh, tu es...

— C’est une bedaine, Evelyn.

— Oh, tu es cinglé. Elle fait un geste de mépris. « Complètement malade. »

— Mais Evelyn, ce type a à peine trente ans.

— Et alors ? Tout le monde n’est pas un intoxiqué de la ‘‘gonflette’’, comme toi, dit-elle, contrariée, reportant de nouveau son attention sur le menu.

— Je ne fais pas de ‘‘gonflette’’, dis-je en soupirant.

— Oh, écoute, vas-y, va lui flanquer ton poing sur le nez, espèce de brute épaisse, dit-elle avec un geste d’agacement. Je n’en ai rien à faire.

— Ne me tente pas, dis-je, menaçant. Je regarde de nouveau Farrell. « Quel rat. »

— Écoute, Patrick, tu n’as absolument aucun droit d’être aussi mauvais, déclare Evelyn avec colère, le regard toujours rivé sur le menu. Tu n’as aucune raison de le haïr. Vraiment, il doit y avoir quelque chose qui ne tourne pas rond, chez toi.

— Regarde son costume, fais-je, incapable de me retenir. Regarde ce qu’il porte.

— Oh, et alors, Patrick ? Elle tourne une page, s’aperçoit qu’il n’y a rien derrière, revient à celle qu’elle a déjà examinée.

— Il ne lui est pas venu à l’esprit que ce costume pouvait inspirer de la répulsion ?

— Patrick, tu te comportes comme un dingue, dit-elle, secouant la tête, parcourant à présent la carte des vins.

— Mais bon Dieu, Evelyn, qu’est-ce que ça veut dire, tu te comportes comme un dingue ? Mais je suis un dingue.

— Et tu te sens obligé de le faire savoir ? demande-t-elle.

— Je ne sais pas, dis-je, haussant les épaules.

— Quoi qu’il en soit, je voulais te raconter ce qui s’est passé chez Melania et Taylor, et... Remarquant quelque chose, elle soupire et poursuit, sur le même ton : «... arrête de regarder ma poitrine, Patrick. Regarde-moi, pas ma poitrine. Bref, Taylor Grassgreen et Melania avaient... Melania, tu vois, celle qui est allée à Sweet Briar ? Dont le père possède toutes ces banques, à Dallas ? Taylor est allé à Cornell, lui. Bref, ils avaient rendez-vous au Cornell Club, et après, ils avaient réservé au Mondrian pour sept heures, et lui, il portait... » Elle s’interrompt, réfléchit. « Non. Au Cygne. Ils devaient aller au Cygne, et Taylor portait... » Elle s’interrompt de nouveau. « Oh, mince, non, c’était au Mondrian. Au Mondrian, à sept heures, et il portait un costume Piero Dimitri. Melania avait été faire du shopping chez Bergdorf, je crois, mais je ne pourrais pas te l’affirmer, mais quoi qu’il en soit... si... C’était bien chez Bergdorf, parce qu’elle portait l’écharpe au bureau, l’autre jour, et donc cela faisait quelque chose comme deux jours qu’elle n’avait pas été à son cours d’aérobic, et ils ont été agressés dans une des... »

— Garçon ? fais-je à quelqu’un qui passe. Un autre. Un J&B ? dis-je, désignant mon verre, furieux d’avoir formulé la commande comme une question, plus que comme un ordre.

— Tu ne veux pas savoir ce qui est arrivé ? demande Evelyn, contrariée.

— Si, je retiens mon souffle, dis-je dans un soupir, avec une totale absence d’intérêt. Je meurs d’impatience.

— Écoute, c’est absolument inénarrable, commence-t-elle...

J’enregistre ce que tu me dis, Evelyn. Je remarque la pâleur de son teint, et pour la première fois, je me sens tenté. Autrefois, c’est ce qui m’avait attiré chez elle. Et aujourd’hui, cette pâleur me trouble, m’apparaît comme funeste, me remplit d’un effroi sans nom. Lors de notre dernière séance — c’était hier, en fait —, le psychiatre que je consulte depuis deux mois m’a demandé quelle méthode contraceptive Evelyn et moi utilisions, et j’ai soupiré, fixant du regard un gratte-ciel derrière la fenêtre, puis une toile accrochée au-dessus de la table basse en verre de chez Turchin, une immense reproduction d’un équaliseur graphique, pas par Onica, par un autre, avant de répondre : « Son métier ». Lorsqu’il m’a demandé quelles étaient ses préférences en matière sexuelle, j’ai répondu : « La saisie d’hypothèque » le plus sérieusement du monde. Vaguement conscient que, s’il n’y avait pas tous ces gens autour de nous, je prendrais les baguettes de jade posées sur la table pour les enfoncer profondément dans les yeux d’Evelyn, avant de les casser en deux. Je hoche la tête, feignant d’écouter, mais déjà je suis passé à autre chose, et je laisse tomber l’idée des baguettes. À la place, je commande une bouteille de chassagne-montrachet.

— C’est marrant, non ? fait Evelyn.

Je m’esclaffe de concert avec elle, et l’écho de mon rire est chargé de mépris. « Hilarant », dis-je brusquement, d’un ton froid. Mon regard détaille la rangée de femmes au bar. Y en a-t-il une que j’aimerais baiser ? Probablement. La créature aux longues jambes qui sirote un kir, sur le dernier tabouret ? Peut-être. Evelyn est au supplice, déchirée entre le pâté aux raisins secs accompagné de salade de gumbos et la betterave gratinée aux noisettes et aux petits pois nains accompagnée de salade d’endives, et je me sens soudain comme si l’on m’avait fait une injection magistrale de Clonopine, un antispasmodique aujourd’hui abandonné car il n’était guère efficace.

— Nom d’un chien, vingt dollars pour un putain de gâteau aux œufs ? fais-je en marmonnant, étudiant le menu.

— C’est de la crème moo shu, légèrement grillée, dit-elle.

— C’est un putain de gâteau aux œufs, oui, fais-je, m’insurgeant.

Ce à quoi Evelyn rétorque : « Tu es tellement cultivé, Patrick. »

— Non, fais-je, haussant les épaules. J’ai juste un peu de bon sens.

— Je meurs d’envie de manger du Beluga. Mmmmm ?

— Non.

— Pourquoi ? fait-elle, boudeuse.

— Parce que je ne veux rien qui vienne d’une boîte, et rien qui vienne d’Iran, dis-je en soupirant.

Elle renifle avec mépris, et revient au menu. « Le jambalaya moo foo est vraiment excellent », l’entends-je dire.

Les minutes s’égrènent. Nous passons la commande. Les plats arrivent. Assiettes typiques, massives, en porcelaine blanche ; au milieu, deux morceaux de sériole du Cap en sashimi carbonisé au gingembre, entourés de minuscules ronds de wasabi, eux-mêmes ceints d’une quantité infinitésimale de hijiki, sous le regard d’une crevette naine posée toute seule en haut de l’assiette ; une autre crevette, encore plus petite, est lovée en bas, ce qui ne laisse pas de surprendre, car je pensais que c’était avant tout un restaurant chinois. Je reste un long moment le regard fixé sur l’assiette, puis demande de l’eau, sur quoi le serveur réapparaît avec un poivrier, et s’obstine à rôder autour de notre table, s’enquérant : « Un peu de poivre, peut-être ? », oui bien : « Encore un peu de poivre ? », à intervalles de cinq minutes et, une fois cet idiot parti vers un autre box dont les occupants, ainsi que je le vois du coin de l’œil, couvrent tous deux leur assiette de leurs mains, je fais signe au maître d’hôtel et lui demande : Pourriez-vous dire au serveur avec le poivrier de ne plus nous tourner autour ? Nous ne voulons pas de poivre. Avec ce que nous avons commandé, nous n’avons pas besoin de poivre. Pas de poivre. Dites-lui d’aller voir ailleurs.

— Bien sûr. Toutes mes excuses, dit le maître d’hôtel, se courbant avec humilité.

— Es-tu obligé d’être aussi poli ? me demande Evelyn, embarrassée.

Je pose ma fourchette, ferme les yeux : « Es-tu obligée de constamment saper mon équilibre ? »

Elle prend sa respiration. « Essayons d’avoir une conversation normale, pas un interrogatoire, d’accord ? »

— Et à propos de quoi ? fais-je, agressif. 

— Écoute, dit-elle, les Jeunes Républicains donnent leur soirée au Pla... Elle s’arrête, réfléchit, continue : « Au Trump Plaza, jeudi prochain. » Il faut que je lui dise que je ne peux pas y aller, mon Dieu pourvu qu’elle ait d’autres projets, quand je pense qu’il y a deux semaines, bourré et défoncé, chez Mortimer ou au Bar, je l’ai invitée, juste ciel. « Nous y allons ? »

— Sûrement, dis-je, l’air sombre, au bout d’un moment.

Pour le dessert, j’ai prévu quelque chose de spécial. Ce matin, lors d’un petit déjeuner au Club 21, avec Craig McDermott, Alex Baxter et Charles Kennedy, j’ai volé le pain de désinfectant au fond d’un urinoir, dans les lavabos des hommes, pendant que l’employé avait le dos tourné. Une fois à la maison, je l’ai recouvert de mauvais sirop au chocolat, avant de le mettre au freezer, puis je l’ai placé dans une vieille boîte de chez Godiva, nouant une faveur de soie autour. À présent, m’excusant auprès d’Evelyn, je feins de me rendre aux lavabos, et me dirige vers les cuisines, m’arrêtant au vestiaire en passant, pour prendre le paquet, et demande à notre serveur de l’apporter à notre table, présenté dans sa boîte, en disant à la dame que Mr. Bateman a téléphoné en début d’après-midi afin de commander ceci, tout spécialement pour elle. Tout en ouvrant la boîte, je lui dis même de poser une fleur dessus, ce qu’il voudra, et lui tends un billet de cinquante. Au bout d’un laps de temps convenable, une fois nos assiettes débarrassées, il apporte le dessert, avec une solennité impressionnante ; il a été jusqu’à poser un couvercle d’argent sur la boîte. Evelyn roucoule de plaisir quand il le soulève, annonçant « Voi-là », et tend la main vers la cuiller posée à côté de son verre d’eau (vide, je m’en suis assuré) avant de se tourner vers moi : « Patrick, c’est complètement adorable. » J’adresse un signe de tête au serveur, souriant, puis lui fais signe de s’en aller, alors qu’il s’apprête à poser également une cuiller de mon côté.

— Tu n’en prends pas ? demande Evelyn avec anxiété. Fébrile, elle tourne autour du pain de désinfectant enrobé de chocolat, la cuillère brandie. « J’adore le Godiva. »

— Je n’ai pas faim, dis-je. Le dîner m’a... rassasié.

Elle se penche, humant le pâté ovale et marron puis, reniflant quelque chose (une odeur de désinfectant, probablement) me demande, soudain désemparée : Tu... tu en es sûr ?

— Oui, ma chérie, dis-je. Je tiens à ce que tu le manges. Ça n’est pas énorme.

Elle prend la première bouchée, mâchant consciencieusement, avec un dégoût immédiat et évident, et l’avale. Elle frissonne, fait la grimace, tentant néanmoins de sourire, tout en mordant de nouveau dedans, du bout des dents.

— Comment est-ce ? Vas-y, mange. Il n’est pas empoisonné ni rien, fais-je, l’encourageant.

Elle parvient à pâlir encore, comme si elle allait vomir, le visage tordu par la contrariété.

— Quoi ? fais-je, un large sourire aux lèvres. Qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est tellement... Son visage n’est plus à présent qu’un masque grimaçant, supplicié. Elle frissonne, tousse. «... plein de menthe », conclut-elle, tentant néanmoins de sourire avec délectation, ce qui s’avère impossible. Elle tend la main vers mon verre d’eau, qu’elle vide d’un trait, essayant désespérément de chasser le goût. Puis, remarquant à quel point j’ai l’air déçu, elle tente de me sourire, d’un air d’excuse : Simplement, il y a... (elle frissonne de nouveau)... Il y a beaucoup de menthe.

A mes yeux, elle a l’air d’une énorme fourmi noire — une fourmi noire en Christian Lacroix — en train de dévorer un pain de désinfectant, et je manque d’éclater de rire, mais je tiens à la ménager. Il n’est pas question qu’elle renonce à finir son dessert. Mais elle n’arrive pas à en manger plus et, au bout de deux bouchées seulement, repousse son assiette souillée, prétendant n’avoir plus faim. À cet instant, je commence à me sentir bizarre. Bien que je me sois émerveillé de la voir manger ce truc, cela me rend triste, aussi, et il m’apparaît soudain que, quelle que soit la satisfaction que j’aie éprouvée en voyant Evelyn manger quelque chose sur quoi un nombre incalculable d’hommes avaient pissé, dont moi, finalement, c’est moi qui paye pour ce déplaisir que je lui ai causé — décevant, vain, et qui ne vaut pas les trois heures pendant lesquelles j’ai dû la supporter. Ma mâchoire commence à se contracter, à se détendre, à se contracter, à se détendre, malgré moi. Il y a de la musique, quelque part, mais je ne l’entends pas, Evelyn demande au serveur, la voix rauque, s’il ne peut pas aller lui chercher un paquet de bonbons, à l’épicerie coréenne, au coin de la rue.

Puis, très naturellement, le dîner atteint son point critique, lorsque Evelyn déclare : « Je veux un engagement ferme. »

L’ambiance de la soirée s’étant déjà considérablement détériorée, cette réflexion ne gâche rien, ne me désarme pas, mais l’absurdité de la situation me prend à la gorge.

Je repousse mon verre d’eau vers Evelyn, et demande au serveur d’emporter le pain de désinfectant à demi mangé. À l’instant où disparaît le dessert, qui commence à couler, ma résistance s’effondre. Pour la première fois, je m’avise que, depuis deux ans, elle me regarde non pas avec adoration, mais avec quelque chose qui se rapprocherait plutôt de l’avidité. On finit par lui apporter un verre et une bouteille d’Évian que je ne l’ai pas entendue commander.

— Evelyn, je crois que... que nous avons perdu le contact.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Elle fait bonjour à un couple — Lawrence Montgomery et Geena Webster, je crois —, et, à l’autre bout de la salle, Geena ( ?) lève une main cerclée d’un bracelet. Evelyn hoche la tête d’un air approbateur.

— Mon... mon besoin de m’affirmer dans... dans une attitude criminelle, sur une grande échelle, ne pourra être, euh, corrigé, dis-je, pesant soigneusement mes mots. Mais je n’ai... aucun autre moyen d’exprimer mes besoins... refoulés. L’émotion que provoque cet aveu me prend de court. Je me sens faible. J’ai la tête vide. Comme d’habitude, Evelyn passe à côté de ce que je lui dis, et je me demande combien de temps il me faudra pour me débarrasser d’elle. « Il faut qu’on parle », dis-je calmement.

Elle repose son verre vide, me regarde attentivement.

— Patrick, si tu veux recommencer à me tanner pour que je me fasse faire des implants dans les seins, je pars.

Je réfléchis. « C’est fini, Evelyn. C’est terminé. »

— Dieu qu’il est susceptible, dit-elle, faisant signe au serveur de lui apporter encore de l’eau.

— Je parle sérieusement, dis-je d’une voix calme. C’est bel et bien fini. Nous. Je ne plaisante pas.

Elle me regarde de nouveau, et l’espace d’un instant, je me dis que, peut-être, quelqu’un comprend le message que je m’efforce de faire passer, mais elle dit : « Si on parlait d’autre chose, d’accord ? Je suis désolée, je n’ai rien dit. Bon, on prend un café, ou pas ? » De nouveau, elle fait signe au serveur.

— Je vais prendre un espresso, un déca, dit-elle. Et toi, Patrick ?

— Un porto, dis-je en soupirant N’importe lequel.

— Voudriez-vous consulter la… commence le serveur.

— Donnez-moi le plus cher. Et, oh, une bière amère.

— Mon Dieu, mon Dieu, murmure Evelyn, une fois le serveur parti.

— Tu vois toujours ton toubib ?

— Patrick, fait-elle, menaçante, qui ?

— Désolé. Je soupire. Ton psy.

— Non. Elle ouvre son sac à main, cherche quelque chose.

— Pourquoi ? m’enquiers-je, troublé.

— Je t’ai dit, pourquoi, fait-elle d’un air las.

— Mais je ne m’en souviens plus, dis-je, l’imitant. 

— À la fin d’une séance, il m’a demandé si je pouvais le faire entrer au Nell’s ce soir-là, avec trois personnes. Elle examine sa bouche, ses lèvres, dans le miroir du poudrier. « Pourquoi me poses-tu la question ? »

— Parce que je crois que tu devrais voir quelqu’un, dis-je avec sincérité, d’une voix hésitante. Je crois que tu souffres d’instabilité émotionnelle.

— C’est toi, qui as une affiche de Oliver North chez toi, qui prétends que moi, je suis instable ? fait-elle, cherchant autre chose dans son sac à main.

— Mais tu l’es, Evelyn.

— Tu exagères. Vraiment tu exagères, dit-elle, fourrageant dans son sac, sans me regarder.

Je soupire. « Je ne tiens pas à insister lourdement, mais... » fais-je avec gravité.

— Non, en effet ça n’est pas du tout ton genre, Patrick.

— Evelyn, il faut que ça finisse, dis-je, soupirant derechef, m’adressant à ma serviette. J’ai vingt-sept ans. Je ne tiens pas à me retrouver enchaîné par un engagement, comme par un boulet.

— Amour ? fait-elle.

— Ne m’appelle pas comme ça, dis-je sèchement.

— Comment ? Amour ?

— Oui.

— Comment veux-tu que je t’appelle ? demande-t-elle, indignée, ‘‘cadre exécutif supérieur’’ ? Elle étouffe un rire.

— Oh, mon Dieu...

— Non, réellement, Patrick, Comment veux-tu que je t’appelle ?

Mon Roi. Mon Roi, Evelyn. Je veux que tu m’appelles ton Roi. Voilà ce que je veux.

— Evelyn, je ne veux pas que tu m’appelles du tout. Je crois que nous devrions ne plus nous voir.

— Mais tes amis sont mes amis. Mes amis sont tes amis. Je ne crois pas que ça marcherait, dit-elle puis, les yeux fixés sur ma bouche : tu as une petite saleté au-dessus de la lèvre. Essuie-toi.

Je passe rapidement ma serviette sur ma bouche, d’un geste exaspéré. « Écoute, je sais que tes amis sont mes amis, et vice versa. J’y ai déjà réfléchi. Tu peux les garder », conclus-je, inspirant profondément.

Enfin, elle me regarde, désarçonnée : « Tu es vraiment sérieux, n’est-ce pas ? »

— Oui. Je suis sérieux.

— Mais... Et nous ? Et notre passé ? demande-t-elle d’une voix sans timbre.

— Le passé n’existe pas. Ça n’est qu’un rêve. Il ne faut pas parler du passé.

Elle plisse les yeux, soupçonneuse. « Tu m’en veux pour quelque chose, Patrick ? » Instantanément, son visage passe de la dureté à l’expectative, à l’espoir peut-être.

— Evelyn, fais-je en soupirant, je suis navré. Simplement, tu n’es pas... à ce point importante... pour moi.

— Mais qui l’est ? rétorque-t-elle immédiatement. À ton avis, qui est important pour toi ? Y a-t-il quelqu’un à qui tu tiennes ? Cher ? demande-t-elle après un silence lourd de colère.

— Cher ? fais-je, ne comprenant pas. Cher ? mais de quoi parles-tu ? Oh, laisse tomber. Je veux que ça cesse. J’ai besoin de faire l’amour régulièrement. J’ai besoin de récréations.

En l’espace de quelques secondes, la voilà folle, presque incapable de contrôler l’hystérie croissante qui s’empare d’elle. Cela ne me réjouit pas autant que je l’aurais cru. « Mais le passé ? notre passé ? » demande-t-elle de nouveau vainement.

— N’en parle pas, dis-je, me penchant vers elle.

— Et pourquoi ?

— Parce que nous n’avons pas vraiment de passé en commun, dis-je, me forçant à ne pas hausser le ton.

Elle se calme et, sans plus m’accorder d’attention, ouvre de nouveau son sac à main, murmurant : Pathologique. Ton comportement est pathologique.

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? fais-je, froissé.

— C’est immonde. Tu es un malade. Elle trouve une boîte à pilules Laura Ashley, l’ouvre d’un coup d’ongle.

— Malade de quoi ? fais-je, essayant de sourire.

— Laisse tomber. Elle prend une pilule que je n’identifie pas, et l’avale avec une gorgée de mon eau.

— Moi, je suis un malade ? C’est toi qui prétends que moi, je suis un malade ?

— Nous avons des visions du monde différentes, Patrick, dit-elle, reniflant.

— Grâce au ciel, fais-je, non sans méchanceté.

— Tu es inhumain, dit-elle, essayant de ne pas pleurer, je crois.

— Je suis... Je m’interromps, cherchant une parade. « Je suis en contact avec... avec l’humain. »

— Non, non et non, fait-elle, secouant la tête.

— Je sais bien que mon comportement est parfois... incompréhensible, dis-je, cherchant mes mots.

Soudain, elle tend le bras, me prend la main, éperdue, l’attirant à elle. « Que veux-tu que je fasse ? Qu’est-ce que tu veux ? »

— Oh, Evelyn, fais-je en ronchonnant, choqué de l’avoir finalement fait craquer.

Elle pleure. « Que veux-tu que je fasse, Patrick ? Dis-le-moi. Je t’en prie », fait-elle implorante.

— Tu devrais... oh, bon Dieu, je ne sais pas. Porter de la lingerie sexy, peut-être ? fais-je, tentant de lui suggérer quelque chose. Oh, écoute, Evelyn, je ne sais pas. Rien. Tu ne peux rien faire.

— Je t’en supplie, dis-moi ce que je peux faire, dit-elle, sanglotant calmement.

— Moins sourire, peut-être ? T’y connaître plus en voitures ? Ne plus prononcer mon nom toutes les quinze secondes ? C’est ça que tu veux entendre ? Ça ne changera rien. Tu ne bois même pas de bière, conclus-je en marmonnant.

— Mais toi non plus, tu ne bois pas de bière.

— Peu importe. D’ailleurs, je viens d’en commander une. Tu vois bien.

— Oh, Patrick.

— Si tu veux vraiment faire quelque chose pour moi, tu peux commencer par arrêter ce cinéma, dis-je, jetant des regards gênés autour de nous.

— Garçon, dit-elle, à peine le serveur a-t-il posé devant nous l’espresso décaféiné, la bière amère et le porto, je vais prendre une... Je vais prendre une... une quoi ? Elle me lance un regard noyé, désemparée, prise de panique. « Une Corona ? C’est ça que tu bois, Patrick ? De la Corona ? »

— Oh, mon Dieu... Laisse tomber. Veuillez l’excuser, je vous prie, dis-je au serveur, qui s’éloigne. Oui. C’est de la Corona. Mais nous sommes dans un putain de restau sino-cajun, et...

— Oh, mon Dieu, Patrick, sanglote-t-elle, se mouchant dans le mouchoir que je lui ai jeté. Que tu es donc sordide. Tu es... inhumain.

— Non, je suis... de nouveau, je cale.

— Tu... Tu n’es pas... Elle s’essuie le visage, incapable de finir sa phrase.

— Je ne suis pas quoi ? fais-je, intrigué.

— Tu n’es pas... Elle renifle, baisse les yeux, les épaules agitées de soubresauts... Tu n’es pas vraiment là. Tu... elle suffoque... tu n’existes pas.

— Si, j’existe, fais-je avec indignation. Bien sûr que j’existe.

— Tu es un charognard, sanglote-t-elle.

— Non, non, dis-je, pris de court, la regardant attentivement. C’est toi le charognard.

— Oh, mon Dieu, gémit-elle, et les regards de la table voisine se tournent vers nous, puis se détournent. C’est à n’y pas croire.

— Je pars, à présent, dis-je d’une voix apaisante. J’ai mis les choses au point, et je pars.

— Non, fait-elle, tentant d’agripper ma main. Ne pars pas.

— Je pars, Evelyn.

— Où vas-tu ? demande-t-elle, étonnamment maîtresse d’elle-même, soudain. Elle a pris soin de ne pas laisser les larmes (très rares, les larmes, je m’en aperçois à l’instant) ruiner son maquillage. « Dis-moi, Patrick, où vas-tu ? »

J’ai posé un cigare sur la table, mais elle est trop bouleversée pour faire même une réflexion. « Je m’en vais, c’est tout »

— Mais  ? demande-t-elle, tandis que les larmes jaillissent de nouveau. Où vas-tu ?

Dans le restaurant, tous les gens placés dans un certain périmètre auditif semblent regarder de l’autre côté.

— Où vas-tu ? demande-t-elle de nouveau.

Je ne réagis pas, perdu dans le dédale de mes pensées, lesquelles concernent, entre autres choses : les garanties financières, les offres de valeurs, les ESOP, les LBO, les IPO, les financements, les refinancements, les obligations, les conversions de valeurs, les rapports de mandataires, les 8— K, les 10— Q, les bons non imposables, les PiK, les GNP, le FMI, les gadgets des PDG, les milliardaires, Kenkichi Nakajima, l’infini, l’Infini, la vitesse maximale à laquelle devrait rouler une voiture de luxe, les avals financiers, les actions dévaluées, le fait de savoir si je vais ou ne vais pas annuler mon abonnement à The Economist, ce réveillon de Noël, quand j’avais quatorze ans, au cours duquel j’avais violé une de nos employées de maison, l’Inclusivité, la possibilité d’envier la vie de quelqu’un d’autre, de survivre à une fracture du crâne, l’attente dans les aéroports, un cri qu’on étouffe, des cartes de crédit, et un passeport, et une pochette d’allumettes de La Côte Basque, couverte de sang, surface, surface, surface, a Rolls is a Rolls is a Rolls. Evelyn voit notre relation en jaune et bleu, mais pour moi, c’est un endroit gris, aux fenêtres murées, un lieu sinistré, et dans ma tête défilent les bobines du film, interminables gros plans sur des pierres, et la bande-son parle une langue totalement étrangère, qui vacille et disparaît sur de nouvelles images : distributeurs bancaires vomissant du sang, femmes accouchant par l’anus, fœtus congelés ou enchevêtrés (lequel est le vôtre ?), ogives nucléaires, milliards de dollars, destruction totale du monde, un homme se fait molester, un autre meurt, parfois sans effusion de sang, le plus souvent d’un coup de feu, assassinats, comas, la vie comme une reconstitution télévisée, comme une toile blanche qui se métamorphoserait en feuilleton imbécile. C’est un quartier d’isolement, qui ne sert qu’à mettre en évidence cette fracture, cette mutilation de ma capacité à ressentir. Je me tiens au centre, hors de saison, et personne ne me demande jamais qui je suis. Soudain, j’imagine le squelette d’Evelyn, tordu, effrité, et cette vision me remplit d’allégresse. Je mets longtemps à répondre à sa question — où vas-tu ? — mais, après une gorgée de porto, une autre de bière amère, je sors de ma torpeur et, tout en me demandant quelle différence cela ferait, en fait, si j’étais réellement un automate, je réponds enfin :

— En Libye. » Silence, lourd de sens. « A Pago Pago, dis-je. J’ai bien dit à Pago Pago. » Puis j’ajoute : Vu le scandale que tu as fait, je ne paie pas ce dîner.

 

 

 

OU L’ON TENTE DE FAIRE CUIRE UNE FILLE

ET DE LA MANGER

 

 

L’aube. Novembre. Impossible de dormir. Je me tourne et me retourne sur mon lit japonais, encore habillé, avec l’impression d’un feu de joie allumé sur ma tête, dans ma tête, et une douleur fulgurante, incessante, qui me force à garder les yeux ouverts, et contre laquelle je ne peux rien. Aucune drogue, aucune nourriture, aucun alcool ne peut apaiser la voracité de cette douleur ; tous mes muscles sont raidis, tous mes nerfs en feu, incendiés. Je prends un Sominex toutes les heures, car je n’ai plus de Dalmane, mais rien n’y fait, et la boîte de Sominex est bientôt vide. Des choses en vrac, dans un coin de ma chambre : une paire de chaussures de femme, Edward Susan Bennis Allen, une main à laquelle manquent le pouce et l’index, le dernier Vanity Fair, éclaboussé de sang, une ceinture de smoking trempée de sang. De la cuisine parvient par bouffées le parfum frais du sang en train de cuire et, lorsque je quitte le lit pour tituber jusqu’au salon, les murs sont couverts de buée, et la puanteur de la décomposition rend l’air irrespirable. J’allume un cigare, espérant la masquer en partie.

Ses seins coupés paraissent bleus, aplatis, et les mamelons ont pris une nuance marron assez déconcertante. Entourés de sang caillé, noir, ils sont posés, non sans délicatesse, sur le Wurlitzer, dans une assiette de porcelaine que j’ai achetée à la Pottery Barn, bien que je ne me rappelle pas les avoir mis là. J’ai également dépouillé son visage, épluchant la peau et raclant la plus grande partie de la chair, de sorte qu’il évoque une tête de mort dotée d’une longue crinière de cheveux blonds, rattachée à un cadavre entier, froid ; les yeux sont ouverts, et les lobes oculaires eux-mêmes pendent hors des orbites, accrochés par le nerf. L’essentiel de la poitrine demeure indiscernable du cou, lequel a l’aspect de la viande hachée. Quant à son estomac, on dirait la lasagne à l’aubergine et au fromage de Il Marlibro, ou une quelconque nourriture pour chiens du même genre, les couleurs dominantes étant le rouge, le blanc et le marron. Un peu de ses intestins barbouille le mur, le reste étant roulé en boules ou étalé sur la table basse à dalle de verre, comme autant de longs serpents bleutés, de vers mutants. Les lambeaux de peau qui restent collés au corps sont d’une teinte gris-bleu, la couleur de l’étain. De son vagin s’est échappé un liquide sirupeux, marronnasse, qui dégage une odeur d’animal malade, comme si on avait fourré un rat là-dedans, et qu’il avait été digéré, ou quelque chose comme ça.

Je passe les quinze minutes suivantes dans un état de semi-conscience, tirant sur un long morceau d’intestin bleuâtre encore solidaire du corps, et me le fourrant dans la bouche, jusqu’à l’étouffement. Il est humide contre mon palais, et rempli d’une espèce de pâte qui ne sent pas bon. Après une heure d’efforts, je parviens à détacher la moelle épinière, que je décide d’expédier par Federal Express, sans la nettoyer, enveloppée dans des mouchoirs en papier, à Leona Helmsley, ceci sous un faux nom. Voulant boire le sang de cette fille comme si c’était du Champagne, je plonge mon visage, profondément, dans ce qui reste de son estomac, et me mets à laper, m’éraflant la joue contre une côte brisée. L’immense nouveau récepteur de télévision est allumé dans une des pièces, et l’on entends brailler le Patty Winters Show de ce matin, dont le thème était : ‘‘Les Produits Laitiers Humains’’, puis un jeu télévisé, Wheel of Fortune, et les applaudissements du public semblent exactement les mêmes à chaque fois que l’on retourne une nouvelle lettre. Je desserre ma cravate d’une main ensanglantée, prenant une profonde inspiration. Voilà ma réalité. En dehors de cela, tout m’apparaît comme un film que j’aurais vu autrefois.

Dans la cuisine, je tente de préparer un pâté avec la viande de la fille, mais cette tâche s’avère vite ingrate, et je passe l’après-midi à l’étaler partout sur les murs, tout en mâchant des lambeaux de peau arrachés au corps, puis je me détends en regardant un enregistrement vidéo du nouveau sitcom de CBS, Murphy Brown, diffusé la semaine dernière. Après quoi, un grand verre de J&B, et retour à la cuisine. Dans le four à micro-ondes, la tête est maintenant complètement noire et chauve, et je la mets à bouillir dans une casserole, sur le fourneau, afin d’éliminer tout reste de chair que j’aurais pu oublier de gratter. Chargeant le reste du corps dans des sacs en plastique — mes muscles enduits de Ben Gay soulèvent facilement le poids mort —, je décide d’utiliser les résidus pour confectionner une espèce de saucisse.

Un CD de Richard Marx dans la chaîne hi-fi, un sac de chez Zabar rempli de petits pains à l’oignon et d’épices posé sur la table de la cuisine, je broie les os, le gras et la chair, faisant de petits pâtés et, bien que, de temps à autre, me frappe l’idée que je suis en train de faire, en partie, quelque chose d’inadmissible, il me suffit de me rappeler que cette chose, cette fille, cette viande, n’est rien, rien que de la merde et, avec l’aide d’un Xanax (un chaque demi-heure, à présent), cette idée suffit à me calmer momentanément, et je chantonne, fredonnant le générique d’un feuilleton que je regardais souvent, quand j’étais enfant — The Jetsons ? The Banana Splits ? Scooby Doo ? Sigmund and the Sea Monsters ? Je me souviens de la chanson, de la mélodie, et même du ton dans lequel elle était chantée, mais pas du feuilleton. Était-ce Lidsville ? Était-ce H. R. Pufnstuf ? D’autres questions ponctuent ces questions, aussi variées que : « Ferai-je un jour de la taule ? » et « Cette fille avait-elle un cœur fidèle ? » L’odeur de la viande et du sang envahit l’appartement, à tel point que je ne la remarque plus. Plus tard. Mon allégresse macabre a fait place à l’amertume, et je pleure sur moi-même, sans parvenir à trouver la moindre consolation dans tout cela, je pleure, je sanglote « Je veux juste être aimé », maudissant la terre, et tout ce qu’on m’a enseigné : les principes, les différences, les choix, la morale, le compromis, le savoir, l’unité, la prière — tout cela était erroné, tout cela était vain. Tout cela se résumait à : adapte-toi, ou crève. J’imagine mon visage sans expression, la voix désincarnée qui sort de ma bouche : Ces temps sont effrayants. Déjà, les asticots se tortillent sur la saucisse humaine, et la bave qui s’écoule de ma bouche goutte sur eux ; je ne sais pas si je prépare cela correctement, parce que je pleure trop fort, et que je n’ai jamais vraiment fait la cuisine auparavant.

 

 

 

J’EMPORTE UN UZI AU CLUB DE GYM

 

 

Une nuit sans lune, dans la nudité des vestiaires d’Xclusive. Je me suis entraîné pendant deux heures, je me sens en forme. Le fusil rangé dans mon casier est un Uzi, qui m’a coûté sept cents dollars et, bien que je transporte également un Ruger Mini (469 $) dans mon attaché-case Bottega Veneta, et que ce dernier soit l’arme préférée de la plupart des chasseurs, je n’aime pas son allure ; l’Uzi a quelque chose de plus viril, un côté dramatique qui m’exalte et, assis, le walkman aux oreilles, avec un collant de cycliste noir en Lycra à deux cents dollars, tandis que le Valium commence juste à faire son effet, je laisse mon regard se perdre dans la pénombre, en proie à la tentation. Le viol, suivi du meurtre, d’une étudiante de l’Université de New York, hier soir, derrière le Gristed de University Place, non loin de son foyer, a été extrêmement plaisant, malgré l’horaire incongru et la rapidité inaccoutumée de la chose et, bien que rien n’ait laissé présager un tel revirement, je me sens soudain d’humeur rêveuse, et range le fusil, qui pour moi est le symbole de l’ordre, dans le casier, pour une prochaine fois. Il faut que j’aille rapporter des cassettes vidéo, que je m’arrête à un distributeur pour tirer de l’argent, et j’ai une réservation au 150 Wooster, ce qui n’a pas été facile à obtenir.

 

 

 

American Psycho
titlepage.xhtml
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_001.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_002.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_003.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_004.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_005.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_007.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_008.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_009.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_010.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_011.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_012.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_013.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_014.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_015.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_016.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_017.htm
Ellis,Bret Easton-American Psycho.(American Psycho).(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_018.htm